Par Clotilde Escalle, critique du Tageblatt, quotidien Luxembourgeois
En entrant dans la première salle, la peinture abstraite nous invite à quelques références de principe. Le regard, le mental, ont toujours besoin de repères, avant d'abandonner la partie et de se laisser guider, de se perdre dans un univers jusque-là inconnu.
Certes, il y a des ressemblances. On pense d'abord à Joan Mitchell pour ses gestes amples et sa déclinaison des signes. On pense aussi, on ne sait pourquoi, de manière presque échevelée, mais pas tant que ça, à l'écriture de Raoul Dufy, qui venait surimposer sur la couleur des lignes nerveuses. Et puis il y a également l'univers impressionniste, pour la fluidité, cette couleur qui coule dans des motifs insaisissables.
Chercher ce qui échappe
Une fois ces repères affichés, nous voilà obligés de les abandonner et d'approcher de la toile. La peinture se déploie selon des rythmes différents sur le même espace, dépouillée d'anecdotes, comme l'essence du monde. Se laisser absorber par les mouvements inverses, paradoxaux, les élans, les grilles et les caractères, la matière. Tout change, tout se meut, parfois magmas, parfois cadres, grilles débordées par ce qui se passe en dessous, tout autour d'elles.
Rien ne tient en place, cette matière en perpétuel devenir dans un espace qui se déploie à l'infini est la peinture d'Ernesto Riveiro. Il en fait sa métaphysique. Une manière d'avancer dans le mystère de l'être, comme dans un monde en désordre ou en pleine gestation. De la matière qui accoucherait d'une infinité de signes sans ordonnancement possible, à part celui que le regard élabore tant bien que mal.
L'anecdote est impossible, l'abstraction ne se dit pas. Elle n'est ni conceptuelle ni alignement de couleurs dans une forme plus ou moins contenue. Nous sommes ici à sa source. Tenter, malgré l'impuissance. Nous sommes proches des derniers textes, plus abstraits, de Samuel Beckett, dans son « tant bien que mal et tant mal que pis ».
Tenter de dire, de montrer, sans rien raconter, saisir cette perception qui colle à la peau. Cette organicité, cet élan de vie, l'échec aussi. Jamais de beau pour du beau. Nous sommes dans l'exigence de la peinture, dans ce qu'elle convoque de silence et de contemplation, sans plus aucune référence. Nous voguons, nous flottons, parfois nous sommes ramenés à la matière sourde, par un geste, une couleur, comme une terre primitive.
Alors s'élaborent des signes que le peintre lui-même ignore. Ne pas faire de beau, éviter la cohérence, chercher sans cesse ce qui échappe. Casser l'unité du tableau par des diptyques. Haut et bas indifférents. Chercher l'absolu qui bat au creux du geste, et qui poursuit indéfiniment sa quête. Couleur, espace, abécédaire, un geste qui bifurque aussitôt pour autre chose. De digression en digression, de surprises en surprises, la peinture fait son chemin, s'accompagnant parfois de trouées blanches, d'une aspiration lumineuse.
Evidemment aucun besoin de représentation. Comme une danse chamanique - l'image est facile, mais elle a le pouvoir d'invoquer des énergies supérieures -, se déploie ici même ce qui nous constitue, la matière en fusion, tantôt menaçante, vaporeuse, séduisante dans ses couleurs, hypnotique, inson¬dable.
Habiter le chaos
« (...) c'est une peinture qui s'élabore sans programme, dit Ernesto Riveiro, dans un entretien accordé à Martin Pierlot, dans le catalogue édité pour l'occasion; il n'y a pas même l'idée de commencer, il n'y a pas non plus de sensations de finir. »
Et ailleurs, vraiment à la façon d'un Beckett, échouant et échouant encore, dans cette absence d'idéal qui permet d'être au plus près de soi, dans la matière et l'élan de la chair, la pulsion vitale, Ernesto Riveiro dit: « Et parfois, tout à coup, j'en ai marre; tout à coup, un éclair de lucidité: ce que je suis en train de faire en ce moment est très mauvais, un désastre!... (rires) Alors j'en arrive à démolir, à détruire. Pourquoi? Car il y a eu un enchaînement de mensonges, chaque mensonge voulant en cacher un autre... Une couche vient cacher une er¬reur ou une mauvaise direction, un cheminement d'une grande banalité, une direction séduisante, prometteuse. Il ne faut pas mordre à l'hameçon de ce piège. »
Chaque geste alors devient surprise, hasard, continuation d'une trame qui s'élabore comme malgré l'artiste, en dehors de lui. Cette énergie qui le traverse, effectivement, n'admet aucun mensonge. Et la pertinence d'un monde en fusion vient s'inscrire en nous, au plus profond, comme une nécessité d'habiter le chaos, chacun à sa façon.
Par Clotilde Escalle, critique du Tageblatt, quotidien Luxembourgeois
En entrant dans la première salle, la peinture abstraite nous invite à quelques références de principe. Le regard, le mental, ont toujours besoin de repères, avant d'abandonner la partie et de se laisser guider, de se perdre dans un univers jusque-là inconnu.
Certes, il y a des ressemblances. On pense d'abord à Joan Mitchell pour ses gestes amples et sa déclinaison des signes. On pense aussi, on ne sait pourquoi, de manière presque échevelée, mais pas tant que ça, à l'écriture de Raoul Dufy, qui venait surimposer sur la couleur des lignes nerveuses. Et puis il y a également l'univers impressionniste, pour la fluidité, cette couleur qui coule dans des motifs insaisissables.
Chercher ce qui échappe
Une fois ces repères affichés, nous voilà obligés de les abandonner et d'approcher de la toile. La peinture se déploie selon des rythmes différents sur le même espace, dépouillée d'anecdotes, comme l'essence du monde. Se laisser absorber par les mouvements inverses, paradoxaux, les élans, les grilles et les caractères, la matière. Tout change, tout se meut, parfois magmas, parfois cadres, grilles débordées par ce qui se passe en dessous, tout autour d'elles.
Rien ne tient en place, cette matière en perpétuel devenir dans un espace qui se déploie à l'infini est la peinture d'Ernesto Riveiro. Il en fait sa métaphysique. Une manière d'avancer dans le mystère de l'être, comme dans un monde en désordre ou en pleine gestation. De la matière qui accoucherait d'une infinité de signes sans ordonnancement possible, à part celui que le regard élabore tant bien que mal.
L'anecdote est impossible, l'abstraction ne se dit pas. Elle n'est ni conceptuelle ni alignement de couleurs dans une forme plus ou moins contenue. Nous sommes ici à sa source. Tenter, malgré l'impuissance. Nous sommes proches des derniers textes, plus abstraits, de Samuel Beckett, dans son « tant bien que mal et tant mal que pis ».
Tenter de dire, de montrer, sans rien raconter, saisir cette perception qui colle à la peau. Cette organicité, cet élan de vie, l'échec aussi. Jamais de beau pour du beau. Nous sommes dans l'exigence de la peinture, dans ce qu'elle convoque de silence et de contemplation, sans plus aucune référence. Nous voguons, nous flottons, parfois nous sommes ramenés à la matière sourde, par un geste, une couleur, comme une terre primitive.
Alors s'élaborent des signes que le peintre lui-même ignore. Ne pas faire de beau, éviter la cohérence, chercher sans cesse ce qui échappe. Casser l'unité du tableau par des diptyques. Haut et bas indifférents. Chercher l'absolu qui bat au creux du geste, et qui poursuit indéfiniment sa quête. Couleur, espace, abécédaire, un geste qui bifurque aussitôt pour autre chose. De digression en digression, de surprises en surprises, la peinture fait son chemin, s'accompagnant parfois de trouées blanches, d'une aspiration lumineuse.
Evidemment aucun besoin de représentation. Comme une danse chamanique - l'image est facile, mais elle a le pouvoir d'invoquer des énergies supérieures -, se déploie ici même ce qui nous constitue, la matière en fusion, tantôt menaçante, vaporeuse, séduisante dans ses couleurs, hypnotique, inson¬dable.
Habiter le chaos
« (...) c'est une peinture qui s'élabore sans programme, dit Ernesto Riveiro, dans un entretien accordé à Martin Pierlot, dans le catalogue édité pour l'occasion; il n'y a pas même l'idée de commencer, il n'y a pas non plus de sensations de finir. »
Et ailleurs, vraiment à la façon d'un Beckett, échouant et échouant encore, dans cette absence d'idéal qui permet d'être au plus près de soi, dans la matière et l'élan de la chair, la pulsion vitale, Ernesto Riveiro dit: « Et parfois, tout à coup, j'en ai marre; tout à coup, un éclair de lucidité: ce que je suis en train de faire en ce moment est très mauvais, un désastre!... (rires) Alors j'en arrive à démolir, à détruire. Pourquoi? Car il y a eu un enchaînement de mensonges, chaque mensonge voulant en cacher un autre... Une couche vient cacher une er¬reur ou une mauvaise direction, un cheminement d'une grande banalité, une direction séduisante, prometteuse. Il ne faut pas mordre à l'hameçon de ce piège. »
Chaque geste alors devient surprise, hasard, continuation d'une trame qui s'élabore comme malgré l'artiste, en dehors de lui. Cette énergie qui le traverse, effectivement, n'admet aucun mensonge. Et la pertinence d'un monde en fusion vient s'inscrire en nous, au plus profond, comme une nécessité d'habiter le chaos, chacun à sa façon.